Le Covid-19, une «fausse alerte» selon un ministère allemand ?
Dernière édition le 28 avril 2021 à 21:11 - Relecture par Lina Fourneau , correction par Anne Smadja , coordonné par Geoffrey Gavalda

C'est faux
En bref
Le 4 juin 2020, le blogueur Guy Boulianne affirme que le ministère fédéral de l’Intérieur allemand (BMI) a écrit un rapport qui qualifie la pandémie de Covid-19 de «fausse alerte». Or, ce qui semble être un scandale d'État n'en est pas un.
«La crise du corona est probablement une fausse alerte», peut-on lire dans les premières lignes de ce document prétendument signé du ministère de l'Intérieur fédéral allemand (BMI).
Le rapport dont il est question émane bien d'un fonctionnaire du ministère fédéral de l’Intérieur allemand (BMI). Il aurait été rédigé au sein d'un de ses départements internes, l’unité KM4, dont la mission est la «protection des infrastructures critiques». Le blogueur indique aussi que le document a été composé avec l’aide d’un groupe de scientifiques formé d'experts du monde médical issus de plusieurs universités allemandes. Certains éléments contredisent ces affirmations.
À l'origine des «Corona papers»
Si le document semble authentique, le contexte de sa rédaction et de sa publication ne sont pas celles que prétend révéler Guy Boulianne. En effet, ce document, présenté comme issu de l'unité KM4, n’avait pas vocation à être divulgué.
L'auteur de ce rapport, Stephan Kohn, le responsable de la protection des infrastructures critiques de l'unité, l'envoie initialement par email aux collaborateurs du ministère. Mais à la suite de cet échange, le BMI refuse de l’examiner avant une éventuelle publication. Stephan Kohn décide pourtant de le communiquer tel quel au média alternatif de droite (libéral-conservateur) allemand Tichys Einblick : le document y est publié dès le 9 mai 2020.
À partir de cette publication, les médias allemands (RT Deutsch, Die Zeit, Der Tagesspiegel, Focus Online) s’emparent de l’affaire et Stephan Kohn y est présenté comme l’auteur des «Corona-Papers». Toutefois, comme le remarque le Bayerischer Rundfunk – le service public audiovisuel de la Bavière –, si l’on examine le document en question, Stephan Kohn ne peut pas être perçu comme un «lanceur d’alerte» :
- Les sources utilisées dans le document et consignées dans l’annexe sont, pour une grande partie d'entre elles, des articles de presse et des vidéos provenant de YouTube. Ce sont des sources publiques et non confidentielles.
- Stephan Kohn est lui-même auteur de cette analyse. Le document a été partagé aux médias non pas pour présenter la position du BMI mais en réalité parce que le BMI a refusé sa publication.
La divulgation du document, avec l'en-tête du ministère en première page, vaudra au fonctionnaire d’être suspendu de ses fonctions par le BMI. Une sanction dont l'explication est simple : le collaborateur a publié au nom du ministère sans son autorisation. De là est née, d'ailleurs, la confusion.
Une analyse «menée de manière indépendante»
Dans un communiqué de presse paru le 10 mai, le BMI décline ainsi toute responsabilité quant à la diffusion de la note de son ex-employé. Formel, il déclare que Stephan Kohn «a résumé et diffusé son opinion privée», ajoutant que «cette analyse menée de manière indépendante a eu lieu en dehors de la compétence factuelle de l’auteur et de l’unité organisationnelle» pour laquelle il travaillait (le KM4).
Le 11 mai, le groupe de scientifiques sollicité pour écrire cette analyse publie à son tour un communiqué de presse. Dans celui-ci, ils demandent au BMI de suivre les analyses et les recommandations qu’ils ont données à Stephan Kohn.
À la lecture du communiqué, on comprend que c’est l'ex-collaborateur lui-même qui les a choisis et «les a contactés par le biais d’une enquête spécialisée, lors de la préparation de l’analyse des risques pour l’évaluation des dommages collatéraux médicaux causés par les mesures corona». Autrement dit, ce groupe n’a pas participé à la rédaction : c'est Stephan Kohn lui-même qui a fait appel à eux, dans le but d'obtenir une caution scientifique aux affirmations dans son document.
Le Bayerischer Rundfunk déclare par ailleurs que deux des spécialistes interrogés, Sukharid Bhakdi et Stephan Hockertz, se sont déjà distingués pour avoir partagé des analyses factuellement incorrectes sur la pandémie de Covid-19.
Tout autant de détails que ne mentionne pas Guy Boulianne dans son article. Le blogueur met ainsi particulièrement l’accent sur le mécontentement à l’égard du BMI du groupe de scientifiques en les présentant comme les auteurs du rapport, ce qui est faux.
Finalement, le BMI a décliné toute responsabilité dans la publication du rapport de Stephan Kohn, puisque l'examen de ce document a été refusé dès sa réception auprès du Ministère. Il ne peut donc pas être considéré comme un document officiel de ce dernier. D’autre part, le groupe médico-scientifique contacté par le haut fonctionnaire dans le cadre du rapport n’a pas rédigé ce document. Il s’agit donc d’une analyse personnelle d’un collaborateur du ministère. Cela écarte, de fait, l'implication de l'entité en elle-même dans la publication de ce rapport.
En bref
Le billet de blog de Guy Boulianne, tout aussi sourcé et complet qu’il semble être, repose sur un document qui n’a jamais été approuvé par les autorités allemandes. Son contenu est à dissocier de la politique du ministère fédéral de l’Intérieur.
En réalité, le rapport a été rédigé par un fonctionnaire du BMI aujourd’hui démis de ses fonctions. C’est au nom de Stephan Kohn, et en son nom seulement, que la pandémie de Covid-19 a été qualifiée de «fausse alerte mondiale».
[EDIT] 07/07/20 : Ajout d'un lien d'archive vers le billet de blog de Guy Boulianne
[EDIT] 28/04/21 : Correction du nom de la publication Tichys Einblick
Fiche Enquête
La fiche ci-dessous résume le parcours et la méthodologie employés pendant notre enquête.
Information
Vérifiée et fausse
Première apparition sur le web
09 May 2020
Dernière modification de la fiche de l'enquête
4 mai 2021 à 16:52
Lieu de publication constaté
Autre
Actions entreprises par les journalistes
12 juin
- Lecture de la source à fact-checker : un article de blog au sujet du document issu du BMI (ministère Fédéral de l’Intérieur allemand), présenté par le blogueur comme ayant caractérisé la pandémie de Covid-19 comme « une fausse alerte mondiale ».
- Le document en question fait 195 pages et rassemble un rapport, des échanges de mails, des documents annexes dont des articles, des infographies.
- En poursuivant la lecture de l'article de blog, nous repérons un autre lien renvoyant à la version courte du document de 195 page. Celui-ci fait 92 pages et se nomme "KM4 Analyse de la gestion de crise (version courte)" (dans le billet de blog, il est titré “Coronakrise 2020 aus Sicht des Schutzes Kritischer Infrastrukturen” soit "Crise Corona 2020 dans la perspective de la protection des infrastructures critiques").
- Selon l'auteur de l'article de Blog, ce document aurait été rédigé par un groupe scientifique nommé par le BMI et serait composé "d’experts médicaux externes de plusieurs universités allemandes".
13 juin
- Nous archivons les différents titres de presse mentionnés dans l'article de blog qui permettent à son auteur de justifier ses affirmations au sujet des manœuvres du BMI (Bild, Der Spiegel...)
- Même procédure pour le "Communiqué de presse conjoint des experts externes sur le document Corona du ministère fédéral de l’Intérieur (11 mai 2020)", cité dans le billet de blog.
-
14 juin
- Nous faisons le point sur ce que nous avons déjà en notre possession : le billet de blog, les sources qu'il cite, et le document de la BMI (version longue et courte).
- Nous prévoyons de faire appel à un troisième collègue afin de renforcer notre équipe pour mener à bien la suite de nos recherches.
15 juin
- Nous procédons à la traduction de l'ensemble les documents en notre possession, tous ou presque étant en Allemand.
- Lors de la traduction du document présenté comme étant la version courte du rapport de la BMI, nous nous intéressons au site d'où il a été émis. Ce dernier ne semble ni vraiment officiel ni sûr.
- Nous remarquons un nom, suite au préambule du rapport du BMI (version longue) : il est fait mention d'un certain Stephan K. Il s'agit de Stephan Kohn, présenté dans les articles de presse allemands que nous avons rassemblé comme l'"Auteur de l'article Corona dans le BMI" : le "lanceur d'alerte".
- Nous procédons à une lecture ciblée du document, à la lumière des articles parus sur ce sujet (nous notons que Guy Boulianne a procédé à un copié collé entier d'un article paru sur le site "Strategic Culture").
18 juin
- Suite à la lecture ciblée du document, nous arrivons à entrevoir comment nous allons traiter le sujet dans notre article (redéfinition de l'angle, enchaînement des idées...)
- Lecture de l'analyse du média public Bayerischer Rundfunk sur le document du BMI. L'analyse pointe les incohérences du document.
20 juin
- Nous rassemblons l'ensemble des informations récoltées et commençons la rédaction de notre article.
- Nous en rédigeons deux versions : une selon les codes journalistiques de la revue de presse, l'autre d'enquête.
- Nous soumettons les deux versions au reste de la rédaction afin de nous aider quel genre il nous faudrait privilégier. L'enquête l'emporte.
22 juin- 2 juillet
- L'article passe en relecture et correction, avant d'être enfin publié après quelques modifications et reformulations de dernière minute
Pistes et conclusions
Pour le Ministère, il s'agit d'un document qui n'a pas été validé et qui reflète par conséquent les seules opinions de son auteur, quand bien même il travaillait au BMI.
Le collaborateur en question Stephan Kohn, a été suspendu de ses fonctions le 14 mai 2020.
En parcourant ledit document de la BMI à la lumière des divers articles de presse ayant relaté l'affaire, nous remarquons bien que des passages comme "L'État s'est révélé être l'un des plus grands producteurs de fausses nouvelles pendant la crise de Corona", montrent qu'il ne s'agit probablement pas d'un document officiel.
En effet, comme le confirme le Tagesspiegel notamment, S. Kohn aurait interrogé les scientifiques au nom de la BMI, mais a rédigé une analyse en privé. En témoignent, dans le document, certains faits qui semblent vrais mais sont, pour, la plupart vagues et spéculatifs.