Les Africains laissés à l'abandon dans les hôpitaux français ?
Dernière édition le 1 juin 2020 à 18:57 - Relecture par Nelly Pailleux , correction par Anne Smadja , coordonné par Lina Fourneau

C'est faux
En bref
Mi-avril, sur Facebook, une vidéo virale d’un patient noir sur son lit d’hôpital entend alerter la communauté africaine sur une discrimination à l'égard des patients étrangers. Cependant, l'abandon du patient dénoncé dans la vidéo est infirmé par l'analyse.
Dimanche 12 avril, le compte facebook de Ngolu d’Afrique publie une vidéo tournée dans un hôpital qui semble montrer un patient africain abandonné sur son lit. La vidéo est partagée plus de 800 fois à partir de ce compte, et republiée ensuite par d’autres internautes scandalisés, qui veulent lancer l’alerte.
La description sous la vidéo est sans appel : «Africains restez chez vous, ce frère est censé être sous assistance respiratoire, ce qui n’est pas le cas, les appareils sont en arrêt. Vous comprenez pourquoi la communauté africaine est si endeuillée».
Sur cette vidéo, trois femmes vêtues de blouses, dans une chambre d'hôpital, filment tour à tour le patient avec un téléphone. Allongé, les yeux fermés, il respire avec un masque à oxygène. Les appareils à côté de lui sont** éteints**. Les trois femmes ne parlent pas en français, sauf pour prononcer certains mots comme : «débranché», «Covid-19», «vraiment»...
Difficile de dire qui elles sont. Des aides-soignantes ? Des proches ? Des agentes d’entretien ? Rien ne le dit, mais leur colère est palpable.
Ce même compte Facebook publie le lendemain, lundi 13 avril, une autre vidéo dans laquelle un homme appelle ses voisins à ne pas applaudir les soignants, les accusant de faire un tri raciste : «On n'applaudit plus ! Il se passe beaucoup d’injustice dans les hôpitaux, on sélectionne les malades, on laisse mourir les étrangers, on débranche les respirateurs ! »
L’alerte au sujet d'un éventuel tri raciste, qui semble partir de cette première vidéo du patient noir, est lancée et trouve un large écho dans la communauté africaine sur les réseaux sociaux. Mais cette interprétation est-elle fondée ? L’analyse de la vidéo, de ce cas particulier, semble montrer que non.
S'agit-il d'un hôpital français ?
Effectivement, la scène filmée se déroule bien en France. Des détails de la vidéo, comme les appareils et surtout la blouse du patient permettent d’affirmer qu’il s’agit d’un hôpital de L'AP-HP (Assistance publique – Hôpitaux de Paris). En effet, courbe Journalistes Solidaires l’apprendra plus tard, la scène se déroule** à l’hôpital Georges-Pompidou**. Mais avant d’y revenir, il est primordial de comprendre l'action qui se déroule dans la vidéo.
Que se passe-t-il dans cette chambre ? Les femmes qui lancent l’alerte parlent en lari, une langue congolaise. Selon notre traductrice, elles affirment qu'«ils ont débranché l'appareil qui l'aide à respirer, il est en réanimation, les appareils sont censés être branchés, et on le laisse mourir seul. Ce sont ses dernières forces, c'est son dernier souffle.»
La thèse du «patient débranché» ne tient pas
Sur la vidéo, il y a trois appareils, dont un à la gauche du patient, avec un écran éteint. Un médecin membre du collectif Kezacovid, a bien voulu répondre à Journalistes Solidaires, mais en restant anonyme. Il explique que cette machine ne correspond pas à un respirateur mais à un scope multiparamétrique, servant uniquement à relever les paramètres vitaux comme la fréquence cardiaque.
Selon ce médecin, l'appareil est souvent mis en veille lorsqu’il y a une visite «pour ne pas embêter les proches avec des alarmes.». Grâce à cette analyse, une première piste se dessine : ces femmes seraient des proches du patient. Ce sera confirmé plus tard.
Le deuxième appareil à la gauche du patient n’est pas non plus un respirateur mais une colonne pour pousse-seringue. Elle sert à administrer des quantités précises de médicaments, de manière sécurisée.
Enfin le dernier appareil à la droite du patient qui est filmé en dernier est un OHD (Oxygénothérapie haut débit). Ce n’est pas un respirateur, même s’il peut aider à accompagner le patient en difficulté respiratoire. Comme l’explique le médecin du collectif Kezacovid : «Le respirateur et l’OHD ne sont pas la même chose. Le respirateur est utilisé en réanimation pour respirer totalement ou en partie, à la place du patient. L'appareil OHD, éteint dans la vidéo, lui, ne fait pas le travail de respiration à la place du patient.** Il ne fait qu’administrer de l’air à très haut débit****.» **
Aucune des machines présentes dans la pièce n’est donc un respirateur. C’est, pour Fatima Saïd, infirmière en réanimation, une des preuves que le patient n’est pas passé par la réanimation, et qu’il n’a donc pas été débranché.
Une possible désescalade thérapeutique
Pour Fatima Saïd, infirmière qui a passé quinze ans en service de réanimation et connaît la procédure, il est impossible que le patient ait été débranché : «Pour commencer,** je n’ai jamais vu un patient être "débranché".** Mais lorsqu’il y a réanimation et que le patient finit par mourir, on attend que le corps soit sorti de la pièce, on nettoie le respirateur avec un désinfectant de surface, ensuite on ferme la totalité de la chambre, on la scotche, on ferme toutes les issues et on met à l’intérieur un brumisateur désinfectant. Et ça dure plusieurs heures. Donc, s’il avait passé des jours en réanimation, intubé, le respirateur serait encore là**. » **
«Le patient, remarque-t-elle dans un second temps, est propre et bien habillé.** S’il avait reçu des soins intensifs de réanimation, il ne serait pas dans cet état et la chambre non plus**». Elle explique également que la réanimation est une étape lourde : intuber quelqu’un peut le tuer s’il est fragile. «Nous ne connaissons pas l’état de ce patient, des pathologies sévères empêchent peut-être de passer à une réanimation lourde.»
Pour le médecin du collectif Kezacovid, les éléments de la vidéo indiquent probablement une visite de fin de vie : le scope multiparamétrique en veille, la position des chaises dans la chambre, la respiration du patient … «Dans le cadre d'une fin de vie, on peut tout à fait décider de faire une désescalade thérapeutique en passant d'un appareil OHD (présent sur la vidéo à gauche) vers un simple masque à oxygène. Mais cette désescalade est très encadrée.»
Une fin de vie bien encadrée
Aussi, le patient n’a pas pu être abandonné car il est équipé d’un masque à oxygène, qui permet notamment d’alléger les souffrances d'une personne hospitalisée en fin de vie : «Un masque à oxygène sert à enrichir l'air inspiré en oxygène. Dans le cadre d'une fin de vie, l'apport d'oxygène peut soulager certaines sensations de dyspnée (sensation d'avoir du mal à respirer)», explique le médecin du collectif Kezacovid.
Même en temps de crise sanitaire, ces règles éthiques ne changent pas. Ainsi la SFAP (Société française d'accompagnement et de soins palliatifs) a publié ses recommandations pour le traitement des patients en fin de vie. «Tous les traitements proposés ont pour objectif de soulager et d'accompagner les patients conformément à la loi française. Ils n’ont pas pour but d’abréger la vie»,**_ _**peut-on lire dans les premières recommandations.
Finalement, l’hypothèse du médecin sur la fin de vie était juste : Journalistes Solidaires apprend quelques jours plus tard, du même coup, la mort et l’identité du patient : Isaac Mabanza.
L'identité des protagonistes
Grâce au logiciel InVID, un lien est établi entre cette publication et une vidéo publiée quelques jours plus tard sur YouTube. Il s’agit des obsèques d'Isaac Mabanza, membre important de la communauté congolaise en France, décédé le 10 avril. La vidéo en question** filme son enterrement** le 21 avril au cimetière de Pantin (Seine-Saint-Denis). Sur les images des obsèques, ses proches, en petit comité, portent masques et gants.
Un numéro apparaît à la fin et semble être celui de l’auteur de la vidéo. Il s’agit en fait de son ami d’enfance, Fulbert Bavota. Après quelques réticences, il confirme au téléphone l’identité du patient, «c’est bien Isaac», reconnaît-il, avant d’expliquer qu’il est resté presque une semaine à l’hôpital George-Pompidou (Paris 15) : «Il a commencé à se plaindre de maux de tête, et sa femme a appelé l’ambulance, qui l’a emmené.» Concernant les femmes présentes sur la vidéo de l’hôpital, il explique que ce sont ses nièces qui l’ont filmé pour prévenir la communauté en Afrique.
«Il était mourant et l’hôpital a appelé la famille pour une dernière visite. Elle s’est rendue là-bas en catastrophe. Quand ses nièces ont vu la machine qui ne marchait pas, elles ont pensé qu'il avait été débranché et elles se sont mises en colère.»
Au moment de la vidéo de l’hôpital, Isaac Mabanza était donc mourant. Fulbert Bavota ignore la cause réelle du décès mais son témoignage permet d’en connaître plus sur l’état de santé du patient : «Sa femme travaille en Ehpad alors peut-être que c’est le Covid-19. Je ne peux pas vous le confirmer. Mais Isaac avait fait un AVC deux ans plus tôt et il a depuis son bras en écharpe, on le voit sur la vidéo de l’hôpital.»
L’authentification de la vidéo des obsèques confirme que ce patient est décédé. S’il est impossible d’accéder à son dossier médical, confidentiel, les éléments de la vidéo semblent montrer en tous cas une fin de vie bien encadrée.
Le patient est-il décédé du Covid-19 ?
La famille, en deuil, n’a pas souhaité s’exprimer plus longuement. Elle n’a rien dit de ses échanges avec l’hôpital et a seulement confié à Journalistes Solidaires ses doutes sur le fait qu’Isaac Mabanza ait pu attraper le Covid-19. Selon cette personne proche du défunt, après son AVC, l’homme sortait peu de chez lui et **aucune preuve en notre possession, **ne peut montrer aujourd’hui qu’il était atteint du Covid-19.
Selon Philippe Juvin, chef du service des urgences à l’hôpital Georges-Pompidou, les familles sont autorisées à visiter les patients mourants aussi bien en unité Covid que pour le reste des services. À ce niveau-là, il est donc difficile de reconnaître précisément le service dans lequel se trouvait Isaac Mabanza.
Ces deux derniers mois, les hôpitaux français ont dû travailler en flux tendu face au manque de lits en réanimation. Toutefois, rien ne permet d’affirmer que ce patient, Isaac Mabanza, aurait eu besoin d'un respirateur et que les soignants auraient commis le tort de ne pas lui en fournir. On ne peut pas non plus dire qu’il aurait supporté une intubation nécessitant qu'il soit lourdement sédaté. Ici, le patient souffrait déjà de problèmes de santé après un AVC. Néanmoins, par respect du secret médical et des proches, Journalistes Solidaires préfère ne pas creuser plus l'histoire médicale du défunt.
En résumé, selon le médecin et l’infirmière en contact avec JS pour cette enquête, cette chambre ne montre aucun signe d’intubation. Il n’a donc pas été “débranché” d’un respirateur. Les appareils présents dans la pièce ne sont pas des respirateurs et ceux qui sont éteints ne sont visiblement pas nécessaires au patient.
Fiche Enquête
La fiche ci-dessous résume le parcours et la méthodologie employés pendant notre enquête.
Information
Vérifiée et fausse
Première apparition sur le web
09 Apr 2020
Dernière modification de la fiche de l'enquête
4 mai 2021 à 16:52
Lieu de publication constaté
Actions entreprises par les journalistes
- La chambre d'hôpital semble se trouver en France. Nous l'identifions grâce aux équipements et à la blouse du patient (cf photo blouse APHP dans médias). Aussi, les équipes derrière le patient nous rappellent se qui se trouvent en France, il faut alors vérifier qu’ils ne sont pas exportés ailleurs. Les commentaires sous le post montrent qu’il s’agit de l’hôpital de Grigny (a vérifier aussi).
- Sur InVid, une première recherche indique que l'URL ne correspond pas, mais on trouve un nouveau lien (ajouté aux sources suspectes).
- La vidéo semble être prise deux aides soignantes (dont on voit les protections sur la vidéo).
- Nous allons prendre l'avis d'un médecin en réanimation pour identifier l'état du patient et les équipement autour.
- Traduction de la vidéo de l'hôpital : " Ils ont débranché l'appareil qui l'aide à respirer, il est en réanimation, les appareils son censés être branchés, et on le laisse mourir seul. Ce sont ses dernières forces, c'est son dernier souffle."
Pistes et conclusions
- Sur le post Facebook, les commentaires des internautes témoignent que la chambre se trouve dans le Centre de Santé de Grigny. Mais selon ce Centre de Santé de Grigny, il n'existe pas de centre de réanimation dans ce lieu. Selon Fatima Said, il reste compliqué de définir un lieu fixe car toutes les chambres de l'APHP se ressemble.
- Selon nos traductions, les aides soignantes, qui parlent dans un dialecte de RDC : « le patient est débranché et que personne ne s'occupe de lui ».
- Mais :
- Le patient n'est pas sous placé sous respirateur artificiel mais sous oxygène
- L'écran n'est pas un respirateur mais un scope pour mesurer la fréquence cardiaque. Il ne semble pas être allumé
L'expertise médicale :
- Selon un médecin réanimateur de Keza Covid, le patient serait potentiellement en fin de vie et en désescalade thérapeutique, ce qui expliquerait l'oxygène. La mise en veille de l'appareil peut être dû à une visite récente de la famille. De ce fait, le patient n'est surement pas atteint de SARS-Cov2. La présence d'un appareil THRIVE va plutôt dans un sens contraire. Le patient peut tout à fait ne pas être porteur du COVID et être en fin de vie pour une autre raison.
- Selon Fatima Saïd, plusieurs hypothèses se dessinent, le patient peut se trouver en difficulté respiratoire mais est bien pris en charge, sans être pour autant au stade de la réanimation.
Par recherche vidéo inversée, nous découvrons qu'un écrivain et pasteur congolais nommé Isaac Mabanza est décédé à Paris, le 10 avril. Nous nous demandons si il peut y avoir un lien entre le défunt et l'homme sur la vidéo.
- Nous trouvons une vidéo de ses obsèques le 20 avril à Pantin, publiée le 28 avril, et à la fin un numéro de téléphone apparaît.
- Nous le contactons, il s'agit de son ami d'enfance qui connaît bien l'existence de cette vidéo. Il affirme qu'il s'agit bien d'Isaac Mabanza, décédé à l'hôpital Pompidou (Paris 15). Les deux femmes qui ont tourné la vidéo serait en réalité ses nièces appelées en visite par l'hôpital. Elles auraient pris peur croyant qu'il était débranché.
- Ils ne savent pas si Isaac Mabanza est réellement décédé du Covid-19. Deux ans plus tôt, il avait déjà fait un AVC. Mais l'ami d'enfance raconte que la femme d'Isaac aurait pu le contaminer car elle travaille en EHPAD.
Nous nous dirigeons vers l'hôpital Pompidou pour connaitre les procédures de visite.
Philippe Juvin Maire #LR @Lagarenne, Professeur de médecine, chef du service Urgences @HopitalPompidou, affirme : il est bien possible pour les mourants de recevoir une visite de la famille, et il en est de même pour les patients Covid.
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Selon le site de l'hôpital Pompidou, ces visites sont limitées à une personne à la fois.
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Pour identifier si le patient est bien décédé du Covid-19, nous nous tournons également vers les Pompes Funèbres Générales (PFG), selon qui :
« La différence entre un mort du Covid-19 est qu'on fait livrer le défunt pour le mettre le plus tôt possible dans son cercueil. Pour une cérémonie religieuse ou pas ça ne change rien et pour une inhumation/crémation, non plus. Même si ce n'est pas Covid, on leur demande de porter des gants et des masques. Une cérémonie religieuse c'est 20 personnes. Au cimetière, pareil, c'est 20 personnes avec 5 personnes des pompes funèbres. Les cérémonies crematorium reprennent aussi mais avec 10 personnes maximum »
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Nous essayons de contacter une de ses proches retrouvées sur Facebook, Joseline Foumvoulou. Selon elle:
Elle ne dit pas qu'il est mort du Covid. Elle dit qu'il a attrapé le Covid, sans savoir comment parce qu'il était "en confinement" avec sa femme et un ado de 16ans. Elle ne répond même pas à savoir si il a été testé ou pas.