«La libraire fâchée» est-il un faux compte Twitter ?
Dernière édition le 2 décembre 2020 à 15:07 - Relecture par Anne Smadja , correction par Nelly Pailleux , coordonné par Claire Guérou

C'est faux
En bref
Alors que la France se reconfine, le compte Twitter «La libraire fâchée» s’oppose à la réouverture des librairies. Une position à contre-courant qui a semé le doute sur le métier de son auteure. Celle-ci est pourtant bien libraire.
Dans un tweet en date du 1er novembre 2020, une internaute dénonce un compte nommé «La libraire fâchée». Celui-ci a publié la veille un thread Twitter se positionnant contre la réouverture des librairies et devenu rapidement viral. Le premier tweet a été liké près de 7 000 fois et comptabilise environ 5 500 retweets. Les autres comptent entre 730 et 1 500 likes chacun. D’après l’internaute, il s’agirait d’un «magnifique faux compte», du fait de sa création seulement «une poignée de jours» plus tôt et de ses «1 172 abonnés», une popularité douteuse selon elle.
Le débat sur la réouverture des petits commerces
Alors que le confinement national est remis en place en France à partir du 29 octobre 2020, imposant la fermeture des «commerces non essentiels», de nombreuses voix s’élèvent pour réclamer au président de la République de laisser les librairies ouvertes au public. Celles-ci peuvent seulement assurer les services de livraison et de retrait de commandes par le dispositif «click and collect» (article 37 du décret du 29 octobre 2020).
Une pétition lancée par le Syndicat de la librairie française pour demander «l’ouverture des librairies [pour maintenir] un accès à la lecture et à la culture dans des conditions sanitaires sécurisées» compte plus de 210 000 signatures, dont de nombreuses personnalités de la culture.
Mais La libraire fâchée ne partage pas les opinions énoncées dans cette pétition. Dans son fil Twitter, elle demande d'«arrêter d'appeler à rouvrir les librairies. Les employé.es des librairies sont fatiguées par un travail physique épuisant et ne veulent pas être exposées inutilement au virus.» Elle y témoigne que, depuis le confinement, les libraires auraient «travaillé comme des dingues», que «les distances de sécurité ne sont absolument pas respectées». Pour elle, les librairies ne constituent pas un commerce essentiel et les conditions de travail y sont précaires.
Le témoignage de La libraire fâchée
Pour vérifier l’identité de l’auteure de ce compte Twitter, l’équipe de Journalistes Solidaires a réussi à la joindre. Pendant l’interview, elle affirme être «vendeuse» dans «une petite librairie indépendante, travaillant avec le site Place des libraires mais pas avec les géants comme Amazon». Cependant, elle ne souhaite divulguer ni le nom de la boutique, ni le lieu où elle se trouve, par crainte de perdre son emploi.
Elle explique qu'elle enchaîne les CDD depuis six ans et demi, sans avoir pris de vacances. Elle brosse un tableau diversifié de son métier : donner des conseils de lecture (ce qui représenterait seulement 10% de son travail), œuvrer à la caisse, passer les commandes, recevoir les représentants en magasin, faire la manutention des arrivages et du stock et lire une partie des livres qui sont vendus.
Sur son compte Twitter, La libraire fâchée a en effet publié à diverses reprises des recommandations littéraires, comme dans ce thread en date du 7 novembre 2020. Elle semble également suivre l’actualité des métiers du livre, retweetant des articles de presse ou des communiqués du Syndicat général du livre et de la communication écrite CGT.
Interrogée sur son thread, la vendeuse confirme qu’après une fermeture durant le premier confinement, sa librairie a connu un pic d’activité important en mai, activité qui se serait maintenue dans le contexte pandémique malgré des conditions de travail qu’elle juge peu sûres : du gel hydroalcoolique disposé de façon peu judicieuse à l’entrée, pas de jauge d’accueil des clients, des rayonnages étroits ne permettant pas la distanciation physique. D’après elle, les clients manipulaient les livres et les remettaient en rayon sans qu’il y ait possibilité de les nettoyer, et certains abaissaient leur masque par peur de ne pas être entendus des employés.
Pour ce reconfinement, elle raconte que la librairie est fermée mais que les employés continuent à travailler pour assurer le retrait en magasin. Le chiffre d’affaires pour le mois de novembre serait quand même réduit de moitié par rapport à 2019, mais les nouveautés continueraient à arriver et se vendraient relativement bien.
Comment expliquer la soudaine popularité de ce compte Twitter ?
Quant à sa soudaine popularité sur les réseaux sociaux, la jeune femme explique qu'elle n'y est pas habituée. Elle raconte avoir commencé par coucher son ressenti dans un document qu’elle aurait transmis aux émissions Arrêt sur images, Là-bas si j’y suis et Par Jupiter le 31 octobre 2020.
Sans réponse, elle aurait alors créé ce compte Twitter et publié un premier tweet citant l’auteure Mona Chollet, qui lui aurait donné des conseils. Contactée par Journalistes Solidaires, l’auteure de Sorcières confirme : «Oui, effectivement, cette personne m’a mentionnée et je lui ai signalé en message privé que son thread ne fonctionnait pas, elle l’a donc refait. Je trouvais son point de vue intéressant et il me semblait mériter d'être relayé (il sentait le vécu, je n’ai pas douté de son authenticité).»
Le jour même de la sortie de ce fil Twitter, La libraire fâchée est contactée par la presse, comme ici par le rédacteur en chef de Frustration magazine qui publiera son «coup de gueule» et ses propos quelques jours plus tard. Le média étudiant Slim lui consacre également une interview et son fil Twitter est mis en avant dans un article de Vanity Fair.
Dans ses tweets, la vendeuse n’hésite pas à taguer directement des personnalités publiques, comme la maire de Lille Martine Aubry, ou encore la maire de Paris Anne Hidalgo et le député Adrien Quatennens. Un procédé qui donne davantage de visibilité à ses publications.
Des comptes influents ont également relayé son thread. C’est le cas des journalistes Chloé Woitier (31 400 abonnés), Nassira El Moaddem (68 600 abonnés) et Nils Wilcke (14 600 abonnés), l’auteure Sophie Gourion (17 800 abonnés), la sociologue Virginie Martin (19 400 abonnés), un autre libraire (22 600 abonnés), l’avocate Elisa Rojas (16 100 abonnés)...
Dans son interview, La libraire fâchée affirme avoir été relayée en particulier par trois personnalités : Mona Chollet, Boulet et Augustin Trapenard. Journalistes Solidaires a vérifié cette affirmation : l’auteure et le dessinateur ont bien partagé le thread ; l’animateur, quant à lui, a simplement répondu à un commentaire sous le tweet.
En bref
Il ne semble pas que le compte Twitter «La libraire fâchée» soit celui d’une fausse libraire. Bien qu’elle ait refusé de donner des détails précis sur son lieu de travail, la personne qui anime ce compte connaît bien le milieu des livres, dont elle partage les actualités. Malgré quelques imprécisions, son témoignage est vérifiable.
La viralité de son thread s’explique par le nombre de relais qu’il a suscités, notamment auprès de comptes Twitter influents, ainsi que par sa parution dans des articles de presse.
Fiche Enquête
La fiche ci-dessous résume le parcours et la méthodologie employés pendant notre enquête.
Information
Vérifiée et fausse
Première apparition sur le web
Non renseigné
Dernière modification de la fiche de l'enquête
4 mai 2021 à 16:52
Lieu de publication constaté
Actions entreprises par les journalistes
- interviewer l'auteure du fil Twitter pour authentifier son témoignage (11 novembre 2020)
- contacter Mona Chollet qui aurait été en contact avec LLF (18 novembre 2020)
- recherche d'informations dans les tweets de l'auteure
Pistes et conclusions
Interviewée par téléphone, La Libraire fâchée n'a pas souhaité dévoiler la librairie pour laquelle elle travaillerait. Elle a tout de même raconté son travail à la rédaction de Journalistes Solidaires. Quant à la raison de la viralité de son fil Twitter, qui peut paraître suspecte, de nombreux indices l'expliquent, notamment le fait qu'elle se soit fait relayée par des comptes influents.